Tunis (Tunisie)
Envoyé spécial
Dans une ruelle poussiéreuse du quartier populaire de Bab el-Khedra, dans le centre de Tunis, un enfant d'une dizaine d'années s'est hissé avec ses cymbales sur la carcasse d'une voiture désossée. Il est heureux, rit aux éclats. Face à lui, tout son quartier l'accompagne en chantant et les femmes lancent des youyous. Plus loin, c'est un camion qui a été pris d'assaut. Dans sa benne, une sono a été bricolée à la hâte et crache une mélopée. La nuit vient de tomber sur Tunis. Dans l'après-midi, la formation entraînée par Roger Lemerre a remporté la finale de la Coupe d'Afrique des nations (CAN) devant le Maroc (2-1).
Dès le coup de sifflet final, les Tunisiens ont envahi les rues de la capitale. Pendant que les plus âgés s'entassaient dans les cafés pour fumer le narguilé ou prendre le thé, les plus jeunes défilaient en ville, klaxons hurlants et drapeaux rouges, frappés de l'étoile et du croissant, claquant au vent.
« Je n'avais jamais vu une telle joie dans les yeux de mes compatriotes », s'est exclamé un homme, serrant contre lui son fils. Réunis autour d'orchestres improvisés, les Tunisiens ont dansé le rboukh, le mezoued.
Battue deux fois en finale de la CAN, en 1965 et en 1996, la Tunisie n'a cette fois pas laissé passer sa chance. Solide à défaut d'être créative durant son parcours, elle a fait preuve de réalisme face à des Marocains éprouvés physiquement.
Santos, attaquant brésilien naturalisé tunisien avant le début de la compétition, a ouvert la marque à la 5e minute, avant que Mokhtari n'égalise (38e) d'une tête plongeante. Ziad Jaziri, profitant d'un ballon relâché par le gardien adverse, a propulsé la Tunisie (52e) au sommet du continent africain. « C'est une victoire historique pour le pays et pour tout un peuple », s'est exclamé le milieu de terrain Adel Chedli.
De l'autre côté de la Méditerranée, la victoire de la Tunisie a aussi été célébrée, notamment à Paris, où 7 000 personnes ont assisté à la finale sur un écran géant au stade Charléty. A Lyon, plusieurs groupes de supporteurs ont également manifesté leur joie place Bellecour.
Pour Roger Lemerre, ce sacre correspond à celui d'un retour réussi sur le plan international. L'ancien entraîneur de l'équipe de France, avec laquelle il passa du triomphe (victoire à l'Euro 2000) à l'opprobre (élimination au premier tour de la Coupe du monde 2002), a reçu la plus belle ovation au moment de la remise des trophées.
Les vertus du travail, qu'il n'a cessé de prôner durant toute la compétition - « Le football, c'est ma liberté. Je réclame juste le droit au travail », déclarait-il encore avant la finale -, ont porté leurs fruits. « C'est un entraîneur qui m'a donné énormément de conseils, confie le défenseur José Clayton. Il a marqué le groupe et son expérience nous a été profitable tous les jours. Je vous assure que, quand il nous parle de la manière de travailler de Zidane ou de Thierry Henry, tout le monde l'écoute ! C'est un grand et il n'y a rien à dire.»
L'oeil espiègle, Roger Lemerre est descendu de la tribune d'honneur et s'est rendu face à la presse sans un sourire. Pensait-il encore à l'altercation qu'il avait eue avec un cameraman français au coup de sifflet final ? Ou à ce reportage diffusé sur une chaîne française et qui avait provoqué son ire avant le match ? Roger Lemerre a rendu hommage au dirigeants du football tunisien avant de féliciter ses joueurs : « C'est la joie de toute la nation tunisienne. Ils l'ont fait. C'est ce que je leur ai dit et c'est tout ce que j'avais à dire aujourd'hui. »
Après deux minutes d'un monologue plat, il s'en est allé, laissant aux autres le soin de décrypter son monde et ses mystères. Roger Lemerre n'a pas changé. Il est désormais le seul entraîneur à avoir été sacré champion d'Europe et champion d'Afrique.
Pierre Lepidi (Le Monde, le 17 février 2004)
